Le tournant missionnaire et la liturgie

[Ndlr : le texte qui suit est une intervention de Mgr Raymond Poisson dans le cadre d’un avant-midi de formation liturgique offerte aux intervenants paroissiaux en liturgie dans son diocèse. Le style oral de l’intervention est volontairement sauvegardé.]


Quelques distinctions au point de départ

Qu'est-ce que la liturgie ? Quel est son rapport avec le rituel?

Le rituel est ce qui ne change pas, ce qui ne doit pas changer. Pourquoi? Parce qu'il est la reprise, génération après génération, de gestes et de symboles qui nous introduisent au sacré, c'est-à-dire au mystère divin, lequel nous dépasse infiniment, bien que nous puissions y entrer avec nos limites.  Le sacré, grâce au rituel, nous impose un rapport avec le monde dans lequel nous ne sommes plus les seuls maîtres. Une partie de la réalité nous échappe. Dieu devient un acteur important dans cette réalité, avec lequel nous ne pouvons pas nous imposer. Prenons un exemple : le gâteau d'anniversaire. Un incontournable, que nous soyons 2 ou 3 pour célébrer, que nous soyons 50 ou 100, que nous soyons à la maison ou dans une salle de banquet... Les chandelles sont toujours à souffler !

La liturgie, c'est le chemin que l'on emprunte pour vivre le rituel. Elle est la capacité que nous développons, l'énergie que nous déployons pour vivre au maximum le rituel, et donc entrer dans le domaine du sacré, à la mesure de ce que nous sommes comme participants. Si le point de départ du rituel est l’univers du divin ou du sacré, le point de départ de la liturgie est la condition dans laquelle se retrouvent ceux et celles qui veulent vivre le rituel; la réussite de la liturgie est dans la rencontre du mouvement inverse du rituel.  Reprenons l’exemple de l'anniversaire et du gâteau. À 100 convives, on loue une salle, on a soin de trouver une animation musicale, on décore les tables, on prépare les discours par écrit, on éteint les lumières et on apporte le gâteau et ses bougies illuminent la figure du jubilaire... À 2 ou 3 convives, on ne loue pas une salle, on ne trouve pas d'animation musicale planifiée, on n'a qu'une seule table à habiller, on parle avec son coeur sans discours préparé et écrit, on n’éteint pas les lumières, mais le gâteau est là et on souffle une ou plusieurs bougies...

Le tournant missionnaire et la liturgie

En chrétienté, tout le monde est au rendez-vous. Il n'y a pas de curieux. On a même sa place réservée (pensez aux bancs achetés pour l'année). La liturgie se fait alors miroir de la communauté qui célèbre; en la vivant, on se reconnaît, comme dans un miroir. Les acteurs sont à leur place, les costumes identifient les fonctions, les gestes sont précis et bien harmonieux, et surtout, la liturgie est la même partout en chrétienté. Par exemple, pensons à l'époque précédant le Concile Vatican II. Que ce soit en ville ou à la campagne, au Québec ou ailleurs au Canada, toute la liturgie se ressemble. On se reconnaît... comme dans un miroir.

En post-chrétienté, ou plutôt en période de non-christianisation, la liturgie n'est plus un miroir, mais une vitrine, au travers de la laquelle les ‘curieux’ peuvent voir la réalité de la communauté. Observons la présence aux baptêmes de personnes qui ne vont jamais à l'église, aux mariages et aux funérailles, même chose. Le dimanche lorsque l'on invite des premiers communiants ou des confirmands avec leurs familles, il y a des curieux, des personnes absolument non familières avec la célébration. Alors ces curieux, que voient-ils dans nos liturgies?

La vitrine que l'on offre est révélatrice de ce que devient la communauté, de ce qu’elle est en vérité. Ne soyons pas négatifs mais réalistes: on lit ensemble le « Prions en Église » (le « Lisons en Église » comme certains disent), on chante des compositions des années 70 souvent sans musique ou avec un enregistrement qui commence et finit n'importe quand au bout du doigt sur la cassette (!), on ne soigne pas son habillement - le président est toujours vêtu de la même aube blanche crème et de la même étole multicolore, les servants sont toujours les mêmes - des personnes mûres qui savent quoi faire et qui sont les propriétaires de leurs tâches... On allume les ampoules électriques et les chandelles une sur deux pour économiser, et on est assis derrière la colonne, à l’arrière, bien que nous soyons 70 personnes sur 600 places...

Revenons encore à l’exemple ci-haut : l'anniversaire et le gâteau. On est 2 ou 3 pour célébrer, le moment venu, on se lève de table et on prend un grand parchemin pour lire l'adresse au jubilaire, on a commandé (sur enregistrement) la première danse, toute la salle-à-manger est décorée de ballons – on est toujours seulement 2 ou 3 -  on porte des habits de gala, on éteint les lumières pour faire surprise, et on apporte le gâteau que le jubilaire va souffler... Et on lui demande à son tour un discours qu'il a préparé sur papier... (dans le « Prions en Église »!). Il y a comme une disproportion entre la liturgie telle que vécue et celle qui devrait être vécue en proportion à la réalité de l’assemblée. De quoi susciter l’humour des curieux.

L’urgence d’un tournant missionnaire dans nos liturgies

Pourquoi même en liturgie, et avec urgence, parler de tournant missionnaire en liturgie? Pour être le miroir fidèle de la communauté et une vitrine intéressante pour les curieux.

Comme évêque du diocèse de Joliette, j'ai fait le même exercice de réflexion et de discernement avec les présidents de fabrique des paroisses. Car là aussi, des tournants missionnaires dans l'administration d'une paroisse peuvent nous amener à devenir davantage tout entier missionnaire. Nos structures administratives, comme nos liturgies, sont souvent celles de la chrétienté, c'est-à-dire elles prétendent que tout le monde connaît bien la chose et n'a donc aucune difficulté à comprendre : élections de marguilliers, système de dîme et de quête dominicale, appartenance au territoire…

À propos de l’urgence du tournant missionnaire, j'ai souvent l'impression que l'Église est comme une grosse personne qui, dans les années 1960-1965 – donc en fin de chrétienté, a déboulé l'escalier de la vie communautaire et sociale. Elle est tombée en bas de l’échelle et comme elle est grosse, âgée et malade, elle s'est fait très mal. Alors on essaie de la ramasser. Mais comme on s'y prend depuis 50 ans, chacun à sa manière, pour ne pas dire un à la fois, on lui fait encore plus mal. Relever seul une personne tombée, la prendre par un bras ou l'autre, c'est lui faire encore plus mal. Il faut donc être plusieurs et ensemble pour la relever, s'y prenant délicatement, chacun avec un membre, en même temps, avec concertation et amour. Depuis 50 ans, on a essayé, chacun dans son domaine - catéchèse, éducation catholique, liturgie, fabrique et structures paroissiales, offices diocésains, pastorale sociale - on a essayé de la relever, mais seul un effort concerté de tous nous permettra de la remettre sur pied. Ainsi, il faut agir ensemble, et dans tous les domaines à la fois. Modifier l’appartenance dans un esprit de clocher, changer la structure administrative, changer le style de travail des intervenants pastoraux, changer la manière de vivre la liturgie (et non le rituel).

En pensant à l’urgence du tournant missionnaire, je vous partage deux expériences :

1. Au mois de février dernier, j’étais délégué de la CECC pour me rendre en Syrie au Liban. J’ai vécu une messe en Syrie avec le Patriarche grec-melkite catholique : deux heures, à ne rien comprendre, une église pleine, beaucoup de chants traditionnels de la part de tous... Des décorations et des vêtements à couper le souffle !

2. Messe au Liban, dans une communauté chrétienne plutôt aisée, avec l’évêque maronite catholique. Ici, une liturgie beaucoup plus semblable à la nôtre. Mais sans catéchèse. Cependant beaucoup de vêtements, de chants, d'encens, de jeunes, de témoignages (80 couples présents qui vont se marier). Et un chant en français... comme par délicatesse !

Donc miroir pour les communautés qui célèbrent et vitrine pour l'étranger que je suis. Aucune catéchèse ou animation catéchétique dans le déroulement, mais simplement le rituel à célébrer.

Que faire chez nous ?

Un miroir doit refléter une image dans laquelle on se reconnaît, et je dirais, qui donne le goût de s'améliorer tout en s'appréciant...

Je vous laisse donc quelques questions ou suggestions :

1. L'assemblée qui se rassemble pour célébrer, est-elle dans le bon lieu au bon moment? Choisir en fonction de qui on est, un lieu à la proportion de l'assemblée constituée.

2. Faire la différence entre une rencontre de ressourcement, de prière et de fraternité dans un petit groupe, et un moment de célébration de la résurrection du Seigneur le jour du Seigneur! Donc réaliser quelques fois que notre assemblée n'est pas habiletée à célébrer toute seule l'événement.

3. Investir financièrement dans la liturgie: les principales ressources financières de la paroisse viennent de la liturgie et elle est le domaine (le culte) dans lequel on investit le moins. Il ne suffit pas d’acheter du vin et des hosties! Mais s’offrir de la musique, des fleurs, des vêtements dignes de l’événement… (Quand on n’est plus capable de chauffer dignement le lieu où l’on célèbre le dimanche ou les fêtes du Christ, il faut se questionner sur l’opportunité de continuer seul, sans les autres communautés environnantes.)

4. Éviter les routines et favoriser la participation du plus de monde possible.

5. Établir des lieux de culte, des églises sans 'derrière'... (pour éviter que des fidèles demeurent à l’arrière de l’église).

La vitrine doit donner le goût aux curieux de revenir...

1. Ne pas inviter des distants à des assemblées anémiques.

2. Prendre le temps d'informer les personnes non familières de ce qui se vivra, et le faire  en dehors de la célébration, afin de ne pas se déconnecter du domaine du sacré durant la célébration.

3. Réaliser le rituel avec assez de profondeur et de recueillement, d’attention et de respect, pour ne pas avoir besoin de tout expliquer.

4. Les parents et les enfants des sacrements de l'initiation... Les adultes qui présentent un enfant au baptême... Tout ce monde non familier mais qui demande un service ponctuel, il faudra bien les réconcilier avec la communauté qui célèbre. Faire vivre la première communion à son enfant et ne pas vouloir aller à la messe avec lui, c’est une contradiction. Il faut donc les mettre en contact avec des membres participants de la liturgie, avant de vivre une liturgie (et donc intégrer la communauté à tous les parcours catéchétiques). Il faut cesser de travailler en parallèle.

5. Oser se regrouper, entre communautés, entre paroisses, pour être signifiant, invitant, pour être signe.

Conclusion

J'ai 30 ans de cure derrière moi. J'ai des ratés à mon actif, comme des réussites.

Je vous laisse sur mon plus beau souvenir d'une liturgie réussie: cathédrale de Longueuil, on a passé 900 cierges de vigile à l’entrée. À la tête de 7 anciennes paroisses, j'ai osé retenir tous mes vicaires à la cathédrale pour la vigile, réalisant une seule vigile pour toute la ville. Dans l'après-midi, ma vingtaine de jeunes des communautés sont au rendez-vous: tout l'après-midi a passé à pratiquer le rituel, de telle manière que, le soir venu, tous peuvent prier sans inquiétude. Chacun sait quoi faire. La cathédrale est ornée de fleurs naturelles (qui repartiront en partie dans chacune des églises de la ville) avec les 7 cierges de Pâques. Les 5 adultes qui seront baptisés dans cette vigile sont avec leur famille. Eux aussi, ils ont passé l’avant-midi à se pratiquer pour savoir ce qui se passera. Les choristes sont nombreux, issus des 7 églises; ce fut pour eux un projet excitant à réaliser et pour lequel ils se sont préparés depuis déjà quelques semaines. Deux heures de célébration et personne ne se fatigue. Le verre de vin en l'honneur du Christ ressuscité est le bienvenu ! On reste longtemps dans la cathédrale à parler ensemble.

Mais l'horreur que j'ai vécu, les semaines précédentes, en annonçant une seule vigile, c'est inimaginable et non chrétien... encore moins catholique ! Le jour de Pâques, le seul commentaire restant : quand est-ce que l’on recommence? Oh il y en a qui m’ont dit : si c’est comme ça, je n’irai plus à l’église. Si ce n’est pas chez moi, j’y vais pas. Tant pis. De toute façon, ce sont eux qui se punissent eux-mêmes.

Voilà donc un rendez-vous plus d'actualité que jamais. Pourquoi attendre de ne plus être capable d’exister comme assemblée signifiante, avant de pouvoir vivre de ces moments ressourçant entre nous? Laisser le miroir être fidèle à la réalité communautaire; devenir une vitrine intéressante pour ceux et celles qui cherchent…

 

†Raymond Poisson
Évêque de Joliette